Retranscription de l'entretien du samedi 4 mai avec Arthur Dreyfus à propos de son roman La troisième main.
D'où est venue cette idée étrange ?
J'ai eu, il y a une dizaine d'années, l'image d'un jeune homme qui posséderait une troisième main vivante qui garderait sa volonté propre. Paul, le personnage principal, est un garçon gentil et bien élevé, alors que cette main est vicieuse et perverse.
Il y a deux choses principales qui ont pu inspirer cela en moi. Quand j'ai une idée de livre, il ne suffit pas d'une histoire mais d'un ton, d'une harmonique, d'une palette, d'un véhicule pour raconter cette histoire. Je ne fais pas partie de ces écrivains qui peuvent écrire toutes les histoires de la même manière. J'avais l'idée que cette histoire devait se passer pendant une guerre.
À ceci s'ajoutent deux éléments qui ont été fondamentaux dans ma formation d'adolescent et de jeune homme : le premier est l'histoire de mon grand-père maternel, qui a été déporté comme résistant entre avril 1944 et avril 1945. Cette histoire a été importante dans ma vie car au détour des années 2000, mon grand-père a reçu une lettre des États-Unis où il était écrit : "Cher Monsieur, je suis le GI qui vous a pris dans ses bras un matin d'avril 45. Cela fait plus de cinquante ans que je vous cherche, je n'ai jamais oublié votre regard et j'aimerais vous revoir avant de mourir." Ce GI, à l'époque, était le premier soldat à rentrer dans le camp de Flossenbürg, en tant qu’éclaireur. Dans un baraquement il restait quelques survivants, dont mon grand-père. Le GI l’a pris dans sa Jeep et l’a emmené dans un hôpital militaire non loin de là. Tandis que mon grand-père était alité, le GI lui a proposé d'écrire à sa famille dans le Périgord pour annoncer qu'il était vivant. Au moment de fermer l’enveloppe, il a eu peur que les accents et écarts de prononciation ne déforment l’adresse et l’a écrite pour lui sur un morceau de dossier médical déchiré. Mon grand-père a dans un premier temps rejeté cette lettre car elle contenait des inexactitudes factuelles. Suite à ce rejet, il a reçu une deuxième lettre où était contenu le petit morceau de papier avec l'adresse que le GI avait conservé toute sa vie. Ils sont devenus amis pendant les 15 dernières années de la vie de cet homme. Mon grand-père nous expliquait souvent que la population allemande, et donc une partie des nazis, était à un haut degré de civilisation à la fin des années 30, ce qui ne les avait pas empêchés de commettre ce crime qu'il définissait comme un délire collectif de type sectaire. La question est : si l'on ne considère pas les nazis comme des monstres, qu'y a-t-il de nazi en nous ? Il y a toujours une part monstrueuse en l'homme. Il s'agit de la connaître. Cette troisième main dans mon livre appartient à un soldat allemand. Il y a la question de l'implantation de l'ennemi en soi. C'est quelque chose qui m'a beaucoup hanté et qui a nourri l'idée d'une main allemande méchante greffée à soi. L'autre raison de cette histoire est la révélation très douloureuse de mon homosexualité à l'adolescence. Mon père a réagi avec violence, m'expliquant pendant des mois que j'avais choisi de devenir un monstre, de trahir ma famille, que l'on se moquerait de moi partout où j'irai et que je me coupais de 99,9% des possibilités de bonheur dans une vie. J'ai beaucoup intériorisé mon homosexualité comme une forme de monstruosité, d'excroissance monstrueuse que l'on m'aurait greffée de force et qui allait noircir ma vie en m'entraînant dans tout un tas de choses que je n'avais pas prévues. C'est aussi ce qui arrive à ce personnage. Voilà deux racines possibles de cette histoire.
Il y a dans cette main une ambivalence, au sens où elle est capable du pire mais est aussi une source de création, de beauté.
Oui, je suis d'accord avec le fait qu'il y a dans toute pulsion créatrice quelque chose lié à l'effroi de la mort, au néant, au chaos. Cela peut s'exprimer d'une façon violente ou être sublimé et produire de l'art, de la création. Je crois que c'est l'oscillation permanente de l'artiste, qui toujours balance entre le gouffre et la lumière. Cette main est monstrueuse, mais elle joue aussi magnifiquement bien du piano, elle a de l'humour. Même sans oreilles, cette main peut entendre Paul et lui répondre par écrit. Un dialogue s'instaure entre elle et lui. Les animaux n'ont pas de part d'ombre, ils ont leur instinct, mais le combat entre l'ombre et la lumière est lié au langage. Le destin humain c'est de mener chaque jour ce combat. Ça ne concerne pas que les artistes. L'amour, le contact social, le travail, le partage sont des manières de transformer la part d'ombre en lumière.
Public : Qu'appelez-vous monstruosité précisément ?
J'ai une vision plutôt allégorique de la monstruosité. C'est la pulsion au sens large, la passion destructrice, la part d'ombre, l'addiction, tout ce qui peut être vécu comme un rempart à la vie, dangereuse et imprévisible. En chaque être humain, homme ou femme, il y a quelque chose de siamois, qui est l'inconscient, ce grand autre en nous-même que nous ne contrôlons pas toujours et qui produit ses propres phénomènes. C'est l'histoire de la vie d'apprendre à composer avec cet autre nous-même. On peut arrêter de croire quelque chose consciemment tout en continuant à y croire inconsciemment. L'inconscient est comme une morsure qui continue à produire du langage secret.
Cette troisième main peut apparaître comme une métaphore de l'écriture. Écrire c'est aussi donner la parole à un autre que soi en soi. Est-ce que l'écriture, pour toi, relève de la pulsion ?
Je ne me sens jamais écrivain, sauf quand j'écris. À l'échelle de ma vie, j'écris peu. Peut-être deux heures par jour. Se sentir écrivain, je ne sais pas ce que ça veut dire. Écrire ne repose pas sur un geste au même titre que le sculpteur ou le violoniste. Les idées viennent au moment de l'écriture. Il y a des choses qui circulent autour, mais il y a un acte d'écrire qui n'existe que dans l'instant de sa réalisation.
Est-ce que ça implique que tu écrives au fil de la plume, sans planifier ?
J'ai pris des notes pendant dix ans. Quand j'écris j'ai le sentiment d'être inspiré par beaucoup d'autres choses que des livres : films, photographies, peintures, vie. Un livre est hybride. Elephant Man de David Lynch m'a beaucoup marqué. Dans Elephant Man, ce sont les témoignages de bonté qui sont les scènes les plus bouleversantes. La différence entre Elephant Man et mon personnage est que Paul peut sangler sa troisième main sous sa chemise. Paul, avant la greffe, attire les chats. Avec l'apparition de la main, les chats se mettent à avoir peur de lui, il ne dégage plus la même énergie. Plus tard dans le livre, il est précipité dans la fosse aux lions de Vincennes et les lions réagissent de la même manière. C'est une scène que j'avais des années avant. J'avais beaucoup de notes de ce type.
Son anormalité dans le livre provoque du rejet, mais il y a aussi la période libertine, où sa difformité attire, fait l'objet d'une fascination.
Tout à fait. Il y a la question de sa propre monstruosité. Cela va bien au-delà de la question de la sexualité. Il est très difficile de se défaire de l'idée de sa monstruosité. Mais c'est peut-être comme cela aussi que les œuvres et les artistes naissent. Il y a d'autres types de monstruosités qui m'interrogent. Que faire de celle de nos parents ? Le bras qui transperce Paul est "velu comme celui d'un père". Quand on repère de la monstruosité chez ses parents, on se demande où elle est venue se loger en nous. Paul va rencontrer trois femmes. Sa troisième main et lui ne désirent pas les mêmes femmes. La première femme est Lulu. Au moment où Lulu découvre la main, elle a une réaction d'effroi total, car elle ne voit que le monstre. Il rencontrera ensuite Elise, qui va tomber amoureuse de cette main, du fait de sa monstruosité, ce qui va entraîner Paul sur une pente très sombre car elle l'encourage au vice, à exprimer sa part d'ombre plus qu'il ne le ferait naturellement. Il va finalement rencontrer Jade. Elle rencontre sa monstruosité très tôt mais y est indifférente. Elle le voit lui. C'est ça le lieu idéal de l'amour : savoir la part monstrueuse de l'autre, mais, plutôt que de s'y opposer, aider, accompagner, être présent.
Le livre aurait pu se terminer sur cette réalisation dans l'amour, pourquoi avoir choisi de conclure sur le mode tragique, en laissant la part d'ombre reprendre le dessus ?
J'ai toujours peur que la part d'ombre chez moi reprenne le dessus. C'est mieux de le faire advenir dans un roman que dans la réalité. Ma part d'ombre n'est pas dangereuse pour les autres, elle est dangereuse pour moi. Je cours le risque de me faire du mal si je ne fais pas attention à dialoguer avec ma troisième main. Mais je sais aussi que si je la coupais, si je coupais tout ce qu'il y a d'indompté en moi, je n'aurais peut-être plus de raison de vivre. Ce qui rend la vie complexe et parfois sombre est aussi ce qui la rend lumineuse et donne envie de vivre. Ce livre se termine de manière sombre, mais j'ai espéré que ce ne serait pas prophétique.
Public : Il est question de magie dans le livre. Quelle place a-t-elle occupé dans votre inspiration ?
La magie m'a énormément influencé. Je l'ai pratiqué professionnellement quelques années.
C'est devenu une passion. Voir le tour advenir dans mes mains avait une dimension magique. J'ai toujours un jeu de cartes dans la poche. C'est aussi un domaine qui est intervenu dans ma vie au moment où je découvrais mon désir. J'aime à désigner la magie comme le domaine du secret légitime. Un adolescent qui a des secrets inquiète ses parents. Dans la magie, mes secrets étaient célébrés et applaudis, le contraire de ce qui avait cours dans ma vie intime. C'est peut-être aussi l'une des raisons pour lesquels je n'ai pas continué ma carrière de magicien, car cela résonnait avec des choses trop profondes.
Au-delà de la magie, c'est un livre sur la dissimulation et le secret. Le dispositif fictionnel permet d'avancer masqué. Qu'est-ce que ça change dans ton travail d'écriture ?
Je n'ai pas envie qu'une histoire fantastique soit perçue comme une histoire avec des chausses trappes, des masques. Pour moi, le plus important dans la vie est de pouvoir dire la vérité. J'ai parfois du mal dans des situations sociales, dès que je sens que ce n'est pas dans la vérité. Cette écriture désuète me sert à dire la vérité. J'ai vécu ce livre comme une œuvre intime, mais je veux que, par cette écriture, le lecteur entre un peu dans mon esprit, dans mon regard en biais. Je vis cette écriture comme un jeu partagé.
Public : Pouvez-vous nous parler du style ?
Le livre se développe comme le fac-similé de quelqu'un qui ne se sentirait pas écrivain. Parfois il met des choses en majuscule, souligne des mots, met des crochets. Pour moi c'était vécu comme une sorte de pacte d'authenticité.
Les Stop contribuent à produire un côté télégraphique que je trouve très poétique. Plutôt que des interruptions, ils sont comme des perles au milieu de la phrase.
La littérature fantastique anglaise de la fin du XIXe siècle a beaucoup influencé ce livre, notamment Docteur Jekyll and Mr Hyde, Frankenstein ou Le Portrait de Dorian Gray. Néanmoins, je ne voulais pas raconter mon histoire de manière baroque et flamboyante comme eux. J'avais envie d'une écriture contemporaine. Je me suis donc forcé à ce que les chapitres soient courts pour que chacun soit comme une case du jeu de l'oie où l'on avance dans une nouvelle aventure, et pour me forcer à décrire les choses de manière condensée, afin de laisser plus de place à l'imaginaire.
Ton personnage a aussi un caractère compassionnel, notamment dans la scène où il confronte son père. Ce livre pose-t-il aussi la question du pardon ?
Oui, c'est sans doute lié à une névrose de romancier. J'ai le sentiment que lorsque l'on écrit des livres, on peut à la fois condamner le crime et comprendre ce qui y a mené. Une des choses qui fait écrire des livres c'est le fantasme de se mettre à la place de ceux que l'on trouve affreux. Il y a une fascination naturelle de l'humain pour le mal. Voir l'horreur est quelque chose de naturel, c'est justement parce que nous avons une capacité de représentation des choses que l'on ne passe pas à l'acte. Nous vivons une époque où nous faisons parfois la confusion entre un personnage de fiction et la réalité. Il est important que les écrivains et écrivaines puissent raconter l'horreur sans être désignés comme des complices de l'horreur.
J'ai appris que Michel Hazanavicius allait adapter le livre à l’écran. Que penses-tu de la mise en image de tes mots ?
Je le vis comme une aventure plaisante à découvrir, mais qui n'est plus liée à mon livre. Participer au scénario serait un cauchemar. Quand j'écris un livre je suis dans une bulle profonde, qui finit par me manger un peu. Quand j'ai terminé le livre j'ai besoin de sortir de la bulle et de ne plus y toucher. Replonger dans cette bulle serait inenvisageable. Je découvrirais avec curiosité ce qu'Hazanavicius va proposer. S'il me pose des questions, j'y répondrais, mais je le laisse faire.
Est-ce qu'il y a eu beaucoup de travail avec l'éditeur ?
POL est une maison dont la politique éditoriale est d'être assez peu interventionniste. C'est très élégant car l'auteur n'a pas le couteau sous la gorge. POL disait : "Je prends un manuscrit avec ses défauts, car sans ses défauts il n'aurait sans doute pas ses qualités." Il voyait le manuscrit comme une matière organique et non comme un objet que l'on peut polir, lisser, vernir. POL aimait aussi dire que les galeristes de Rembrandt ou Picasso ne leur demandaient pas d'enlever un peu de jaune sur cette fleur ou de mettre un peu plus de bleu sur ce vase.
Une dernière question. Dans l'art du roman, Kundera à l'idée que les écrivains sont toujours à la recherche de quelques mots précis, qu'ils tentent de définir tout au long de leur œuvre. Quels seraient les mots de ton œuvre ?
C'est une belle idée. Paradoxalement, je rêve d'écrire un livre sans mots. Je trouve qu'il y a toujours trop de mots dans un livre. J'ai toujours pensé que la poésie n'était pas une question de variété ou de complexité des mots. L'une de mes chansons préférées est L'Écharpe, de Maurice Fanon, qui a été chantée par Catherine sauvage. Les premières paroles sont :
Si je porte à mon cou
En souvenir de toi
Ce souvenir de soie
Qui se souvient de nous
Ce n'est pas qu'il fasse froid
Le fond de l'air est doux
C'est qu'encore une fois
J'ai voulu comme un fou
Me souvenir de toi
De tes doigts sur mon cou
Me souvenir de nous
Quand on se disait vous
Je crois que la poésie peut venir des mots les plus simples. J'aime la poésie de Prévert. J'ai envie d'écrire un livre de poésie sur les premières amours adolescentes, qui ne contienne que des mots très simples, comme les cubes qu'utilisent les enfants. Je voudrais arriver à une forme de pureté d'abécédaire.